Les transistors sont les cellules nerveuses de l’ère de l’information.
Ces minuscules interrupteurs contrôlent les flux des signaux électriques dans des appareils allant des téléphones intelligents aux superordinateurs. Si le signal est autorisé à franchir une une porte sur la puce, il est représenté par un 1; un signal qui ne peut pas franchir cette porte est représenté par un 0. Ces bits ayant la valeur 1 ou 0 constituent la base de toute l’informatique actuelle.
Ces transistors sont si petits qu’on peut en mettre des milliards sur une puce informatique de la taille d’un ongle. Ils se mesurent aujourd’hui à l’échelle de quelques brins d’ADN.
Malheureusement, les transistors arrivent à leur limite. Si on les miniaturisait davantage, les effets quantiques influenceraient leur capacité à contrôler les flux de courant. C’est pourquoi certaines personnes pensent que la loi de Moore, selon laquelle le nombre de transistors sur une puce peut doubler tous les deux ans, est arrivée à terme.
Mais pour que l’informatique fasse un saut quantique dans l’avenir, ces transistors déjà incroyablement minuscules doivent devenir encore plus petits. L’informatique quantique aura besoin de transistors quantiques.
C’est le défi que la relève la professeure Eva Dupont-Ferrier dans son laboratoire à l’Université de Sherbrooke, au Québec.
Il y a quelques années, l’Université de Sherbrooke a conclu avec l’Institut de micro-électronique et composants (IMEC) un accord portant sur la mise au point d’une technologie de transistors quantiques. L’IMEC est un organisme international de recherche et développement à l’origine de la conception de dispositifs de nanoélectronique et de technologie numérique parmi les plus petits et les plus perfectionnés au monde.
L’Institut quantique de l’Université de Sherbrooke fait partie du Colaboratoire quantique (ou Colab quantique), milieu de recherche et développement en collaboration récemment mis sur pied, qui regroupe également l’Institut Stewart-Blusson sur la matière quantique de l’Université de la Colombie-Britannique et l’initiative Technologies quantiques transformatrices (TQT) de l’Institut d’informatique quantique de l’Université de Waterloo.
Ces institutions et leurs partenaires du secteur privé travaillent ensemble afin de mettre à profit les installations et les experts du Canada pour faire passer les technologies quantiques du laboratoire à la commercialisation.
Eva Dupont-Ferrier utilise les installations du Colab quantique à Sherbrooke pour employer ce que l’on appelle des dopants sur des puces de silicium afin de produire la propriété, dite de spin, qui peut servir de qubit (bit quantique) en informatique quantique.
Tout comme le courant qui passe ou ne passe pas se traduit en bits — à 0 ou à 1 — dans l’informatique actuelle, l’état de spin — vers le haut ou vers le bas — peut servir de qubit en informatique quantique.
« Pour rendre ce transistor quantique, on peut utiliser le spin comme bit quantique », précise Eva Dupont-Ferrier.
Les dopants sont couramment employés dans la fabrication de puces informatiques. Normalement, un morceau de silicium pur ne conduit pas très bien l’électricité, mais l’industrie des semiconducteurs résout ce problème en ajoutant des dopants. Ceux-ci peuvent être des atomes d’arsenic, de bore ou d’une autre substance qui aide à conduire le courant en ajoutant une charge différente dans la matrice de silicium, afin de favoriser le transport des électrons dans les circuits de transistors.
Le problème pour l’industrie de la microélectronique, est qu’avec la miniaturisation des transistors, non seulement les effets quantiques peuvent perturber la circulation des signaux, mais aussi que les dopants peuvent se désaligner, ce qui compromet la capacité des transistors à laisser passer ou non le courant.
En repensant le transistor, le laboratoire d’Eva Dupont-Ferrier transforme cet inconvénient en un avantage. Son laboratoire utilise les dopants eux-mêmes pour l’informatique quantique.
« Nous pouvons faire deux choses, dit-elle. Pour rendre ce transistor quantique, nous pouvons utiliser le spin du dopant comme qubit. Ou, plus simplement, nous pouvons confiner la charge électrique dans le transistor. Au lieu d’avoir un courant qui circule, on confine les électrons dans le canal du transistor et on utilise le spin de ces électrons comme qubits. »
Le laboratoire fabrique des structures appelées boîtes quantiques, que l’on peut comparer à des flaques qui piègent les électrons de telle sorte que leur spin puisse servir à un calcul quantique. « Dans notre cas, ajoute Eva Dupont-Ferrier, nous avons fait en sorte d’avoir deux pièges à électrons qui soient équivalents aux canaux de deux transistors connectés en série. »
Ainsi, son équipe crée un système qui met une capacité de calcul quantique sur une puce de silicium. « Essentiellement, dit Eva Dupont-Ferrier, nous employons les mêmes dispositifs que ceux actuellement utilisés dans des technologies de pointe, mais nous utilisons non seulement la charge mais aussi le spin des électrons. C’est en fait une excellente manière de transformer en un avantage les limitations de taille imposées par l’électronique classique actuelle. »
La recherche progresse bien : « Nous avons réussi à confiner des électrons dans deux boîtes quantiques, à contrôler le couplage entre les deux boîtes et à caractériser leurs propriétés. La prochaine étape consiste à appliquer un champ magnétique et manipuler les spins de ces deux boîtes quantiques, ou deux qubits. »
Un autre volet de la recherche consiste à faire des expériences sur des transistors de pointe fabriqués par des partenaires industriels, en les mettant dans les appareils cryogéniques de l’Université de Sherbrooke. Cela permet de voir si, à des températures suffisamment basses, ces dispositifs peuvent être contrôlés et utilisés en informatique quantique. Ces expériences donnent de bons résultats, puisque les transistors ont de bien meilleures performances à basse température.
Selon la professeure Dupont-Ferrier, il est passionant d’assister à des échanges entre personnes travaillant en ingéniérie et en physique du milieu universitaire et du secteur privé au sujet d’une manière entièrement nouvelle de considérer les transistors : « L’industrie de la microélectronique voit les choses à sa façon, mais nous, physiciens et physiciennes, pouvons intervenir en disant : ‘Vous pourriez considérer votre dispositif d’une manière différente, et traiter de l’information quantique.’ C’est vraiment une autre façon de penser. »
Elle ajoute que la collaboration entre institutions universitaires et avec des partenaires du secteur privé est la clé pour le succès du Canada dans le domaine quantique. « Plus les gens partagent des connaissances, plus cela peut faire germer de nouvelles idées », dit-elle à propos du pouvoir de la collaboration. « Le Canada est un petit pays quant à sa population, mais c’est un pays puissant en matière de recherche dans le domaine quantique. Il y a beaucoup de collaboration ici, et cela contribue vraiment à l’essor de la science quantique. »